Grand-Mère, 50 mgr


Elle est partie à l’hôpital parce qu’elle n’allait pas bien. De temps en temps, quelqu’un allait la voir, passer un peu de temps auprès d’elle. Un beau jour de juin, un caillot l’a emportée.
Quel âge avait-elle Grand-Mère ? Je me rappelle juste de l’année, 1991. Stan Getz est mort le même jour et Miles Davis allait partir quelques mois plus tard, juste après les concerts de Paris. C’est idiot de se souvenir de ça.
Je ne l’ai pas pleurée. Je me demande encore pourquoi. Depuis je pense à elle tous les jours ou presque et je me pose encore la question. C’est idiot aussi d’aimer une personne à ce point et de ne pas l’avoir pleurée. Ce n’était pas pour faire le malin.
A 20 ans, 30 ans, 40 ans, je n’avais pas de larmes, j’avais honte. Aujourd’hui, à 50 ans, je me mets parfois en colère pour ne pas pleurer. Une injustice, un drame, une scène, un témoignage, une émotion, les larmes viennent et j’enrage de ne pas avoir été ainsi le 6 juin 1991.
Mon médecin dit que c’est la dépression. Je n’imaginais pas que ça puisse m’arriver. Les nuits sans sommeil, les réveils avant l’aube, les cauchemars qui viennent, reviennent comme un poison, les pilules pour dormir, dormir, pour oublier, pour faire le mort, pour ne pas hurler sa colère, pour ne pas devenir zinzin.
J’en ai laissé partir du monde sans rien dire. De la famille, des amis. Des oncles, des tantes, des ombres tutélaires. Des amis d’enfance, des voisins du bout de la rue, des ceux avec lesquels j’ai partagé un repas ou deux, des ceux qui m’ont tenu la main, m’ont regardé grandir et m’éloigner d’eux sans un mot de reproche.
Je n’ai pas de religion, je ne crois pas au jugement dernier. Sinon ce sera ma fête le jour venu. Je n’aurai pas volé les coups de pied au c… Parfois, je fais le malin et je me dis que tous ceux que je n’ai pas pleurés vivent encore en moi, grâce à moi. C’est une posture, une fanfaronnade.
En fait, je sais très bien ce que je redoute. Je me demande comment je survivrai après la disparition de mon père. Ça doit ressembler à un trou noir, un siphon qui vous aspire en entier et vous recrache tout cabossé la plupart du temps.
Je ne réponds pas au téléphone ou si mal. Je sais qu’une de mes sœurs m’appellera à point d’heure pour me dire ce que je ne veux pas entendre.
Alors je laisse sonner pendant des minutes sans rien faire, je transpire, la peur au ventre. Je réponds parfois sèchement à la jeune Marocaine qui me vend du vent pour ne pas rater le coup de fil dont je ne veux pas.
Je rumine, je ne parle que de moi. Où est Grand-Mère dans tout ce chaos ? Elle est auprès de moi, elle sourit à sa fenêtre comme La Joconde. Elle fait son ouvrage et jette un œil de temps en temps à ceux qui passent dans la rue. Elle attend son fils, sans impatience. Ce n'est pas un cauchemar, ce n'est pas un rêve, mais une vision brève, intense et soudaine, qui m'apaise comme un aspirine. Dans les films et les livres, les morts hantent les vivants, déforment les miroirs, font peur. Grand-Mère ne fait pas peur, elle fait médicament.

Commentaires

  1. je suis extrêment touchée par ton texte, qui me fait penser à mon homme

    Une force de la nature que rien ne faisait non plus pleurer

    Dur avec lui, avec les autres...en apparence

    Jamais eu de dépression
    Puis sa maman est aprtie, notre grande a divorcé et j'ai eu mon premier cancer....pas une larme...
    Il a eu son coup très dur de trahison en Guyane..
    Et là, cauchemars, pleurs devant un oiseau blessé, un enfant malheureux, bref je le surprend regarder les infos et avoir les larmes aux yeux...

    et le médecin a dit : dépression ! et lui : non impossible
    et oui c'était çà toutes les douleurs refoulées , enfouies sont sortis d'un seul coup

    mais tu sais : c'est si beau si humain un homme qui pleure !
    laisse les couler ces larmes quand tu en as besoin...

    Nos chers parents perdus savent bien qu'on pense à eux, ils nous font des signes qui nous permettent d'avancer...

    Voilà tu m'as bcp ému
    Belle journée et un sourire pour cette grand-mère !

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  2. Suis de tout coeur avec toi dans ces moemnts si difficiles.
    Je n'osais pas te demander des nouvelles de ton papa me doutant fort des affres qui te rongent.
    courage, Philippe, ne te laisse pas abattre.
    Tu as des amis, laisses-les t'aider...
    Toute ma sincère amitié,
    Carine

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  3. Je ne peux rajouter grand chose à ce qu'a dit Carlib. Je suis moi aussi très émue par ton texte...si émue que je ne sais quoi dire.
    Je suis de tout coeur avec toi.
    A bientôt

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  4. Bravo pour le courage de l'écriture ! beau texte, beaux mots, belle photo.
    écrire, c'est déjà guérir !

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  5. Phil je pense à toi moi non plus je ne voulais pas te demander de nouvelles ar ce n'est pas simple pour toi de me repondre.
    Un trés beau texte qui me rend si triste tu sais. Mais je suis ainsi.
    Je n'aime pas que les personnes souffrent comme toi et je pense trop à eux.
    Tu sais déjà tu en parles sur ton blog je pense que c'est une solution car j'ai encore beaucoup de mal à parler. je garde je garde en moi toutes ces choses qui me font si mal.
    Mais comment arriver à parler alors que je ne parle pas à ma famille . Tu sais bien que j'ai perdu mon pere et que je ne me sens pas bien. Depuis ce jour j'ai perdu mon souire je suis trés différente et encore plus fermée sur moi même. On me dit avec le temps tu te sentiras mieux mais non cela fait 5 ans qu'il est parti et je suis tj aussi triste. PHIL je suis avec toi dans la pensée et soit courageux moi je ne le suis pas.
    Je t'embrasse fort
    UNE amie qui pense à toi

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  6. OUI ce ne sera pas simple je le sais mais tu es différent de moi et tu le ferras à ta façon. Il est vrai que l'on se sent si mal que l'on ne peut même plus avancer. Car perdre une personne de sa famille c'est retirer un maillon de sa chaine familiale
    Bise

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  7. je ne sais que te dire Phil
    courage car tu n'as pas de solution

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  8. Salut Philippe,
    Je crois que Carlib et Savoyarde ont tout dit pour moi. Ton texte m'a moi aussi bouleversé et ému, tellement que je ne puis que te dire, que de mon île éloigné, je pense à toi et suis de tout coeur avec toi!
    Amitiés,
    Chris.

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  9. Mon père est décédé alors que j'avais une trentaine d'années, alors que j'ai presque ton âge maintenant. Je comprend ce que tu ressens...

    Cdt,
    Jma

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  10. Comme ceux qui m'ont précédée, j'ai été très émue par ton texte, qui exprime tes émotions avec tes mots toujours si justes, tout en réveillant chez chacun d'entre nous nos propres anges et démons. Un commentaire, c'est peu, mais je tiens à te dire que je suis de tout coeur avec toi.
    Avec toute mon amitié,
    Cathy

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  11. Ce texte est magnifique Phil. Moi, qui d'habitude ai les mots faciles, là je reste figée. Un texte bouleversant sur le temps qui passe et que l'on ne peut jamais rattraper. Chacunes de nos actions à sa place dans le temps et quoique l'on fasse, nous nous poserons des questions. L'âge avançant, nous nous assagissons. J'ai moi aussi la cinquantaine et que de fois comme toi chez voulu crier ma colère. Et puis le temps passe, je me calme et je me rends compte que je prends plus le temps. Tu fais une dépression ? C'est douloureux et en même temps si enrichissant car c'est elle qui te secoue, te remue, te met sans dessus dessous mais te fait prendre conscience. Passe une belle semaine Phil et continue de nous émerveiller par tes textes et tes photos. Amicalement!

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  12. Ton texte est très beau! C'est ton titre qui m'a incité à lire! Ma grand mère m'a quitté il y a très longtemps, mes deux parents aussi et pourtant ils sont présents avec moi tous les jours.Ma grand mère m'a donné cet amour des tout petits êtres vivants qui animent les champs; il m'aura fallu bien des années après son départ pour que j'exprime à travers photos et textes ce qu'elle m'a enseigné.
    Ces moments où les questions restent sans réponse sont si difficiles.
    Les fils ténus qui te relient à ces amis avec qui tu corresponds te retiennent .
    Bien amicalement.

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  13. magnifique ton texte
    perdre ceux que l on aime est difficile Toujours difficile il n'y a pas de solutions universelles mais je pense que les mots comme ceux que tu as écrits font partis du remède ...........
    Amicalement

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